4 – CADAVRE DE FEMME

Comme Juve tournait la rue Pigalle et familièrement passait son bras sous celui du jeune homme, Fandor questionna :

— En somme vous arrivez à être de mon avis, Juve, la dénonciation de cette fille Joséphine était purement imaginaire, elle ne reposait sur rien ?...

— Tu dis des bêtises... répondit Juve.

— Pourtant...

— Fandor ! je ne te reconnais point, dit-il, où est ton esprit critique ? que fais-tu des leçons de police que je te donne depuis longtemps déjà ? Nous avons été exacts au rendez-vous, dis-tu ?... oui... sans doute, mais le Loupart aussi a été exact à ce rendez-vous... Nous ne savons pas pourquoi il n’a pas cambriolé le coffre-fort, mais à mon avis, rien ne prouve que telle n’était pas son intention.

— Alors, en conclusion, le Loupart aurait été empêché de mettre ses projets à exécution ?

— Mon petit, dit-il, il y a tant d’hypothèses à envisager dans un cas pareil, qu’il faut s’abstenir de conclusion prématurée. Le Loupart devait venir, il est venu. Il devait voler, il n’a pas volé... voilà ce que nous savons. A-t-il été gêné dans sa tentative criminelle par la présence du docteur Chaleck qu’il croyait peut-être absent de Paris, comme nous le croyions nous-mêmes ?... S’est-il aperçu que nous le suivions ? que nous étions entrés derrière lui dans l’hôtel, et même que nous nous étions embusqués derrière les rideaux de la fenêtre du cabinet ?... c’est possible à la rigueur !... et puis, rappelle-toi que le docteur Chaleck est venu cette nuit même dans son cabinet, et qu’il avait l’air d’avoir entendu du bruit... ne peut-on supposer que cette visite intempestive a paralysé les actes de Loupart ?

Trois hommes se dirigeaient vers Juve et Fandor en faisant de grands gestes.

— Comment ! c’est vous, Michel ! dit Juve et c’est vous Henri ! vous Léon !...

Puis se tournant vers Fandor, il expliqua :

— Trois inspecteurs de la brigade mobile, mon cher... L’agent Michel, pourtant, répétait sa question :

— Eh bien, chef, qu’est-ce qu’il y a ?...

C’était au tour de Juve de demander :

— Comment, qu’est-ce qu’il y a ? que voulez-vous dire ?

— Vous venez bien de la cité Frochot, chef ?

Cette fois, Juve parut au comble de la stupéfaction ; il grommela quelque chose entre ses dents, puis :

— Voyons, dit-il, ne nous énervons pas ! D’où venez-vous, Michel ? De la Préfecture ?...

— Non, chef, du commissariat du IXe...

— Alors, comment savez-vous que nous étions cité Frochot ?

Michel, interloqué, ripostait :

— Dame, en vous voyant ici... après cette affaire...

— Voyons, Michel, de quelle affaire parlez-vous ? Je ne suis au courant de rien ?...

— Eh bien, chef, voici... Nous étions de service tous les trois, à propos d’une rafle qu’on devait faire ce matin, au poste de police de la rue de la Rochefoucauld, Léon, Henri et moi. Or, il y a vingt minutes, alors que nous étions en train de sommeiller en attendant le moment de partir, le téléphone a sonné, j’ai pris les écouteurs... j’ai entendu une voix de femme, entrecoupée, étouffée, râlante pour tout dire, qui m’a demandé si c’était bien le poste de police et qui, sur ma réponse affirmative, m’a supplié de venir à son secours... elle criait : à l’assassin !

— Alors ? interrogea Juve...

— Le téléphoniste a coupé la communication...

— Vous avez fait des recherches ?

— Oui, chef, c’était le numéro 928-12, abonné habitant cité Frochot et s’appelant le docteur Chaleck...

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?

Après un coup d’œil jeté au journaliste qu’il ne connaissait point, l’agent poursuivait encore :

— L’employé du téléphone m’a confirmé que la personne qui avait demandé la communication avait une voix extraordinaire, tremblante, étouffée...

— Eh bien, je suppose que vous avez redemandé le 928-12 ?

— Personne n’a répondu, chef.

— C’est alors que vous avez décidé de venir ici ?

— Oui, chef !

— Je crois qu’il faudrait se hâter ?... si vraiment il y a un crime...

Mais à sa grande surprise, Juve ne manifestait aucun empressement. Le policier marmottait entre ses dents des mots incompréhensibles ; soudain il attira Fandor un peu à l’écart :

— Qu’est-ce que tu comprends à tout cela, toi ?

— Rien du tout ! confessa Fandor. S’il s’était passé quelque chose cité Frochot, nous l’aurions entendu ?...

— Évidemment !... Pourtant ce coup de téléphone...

Fandor proposait :

— Eh bien, allons-nous voir ?...

— Oui, répondait Juve, il faut aller voir... Mais je ne sais pourquoi Fandor, tout cela ne me dit rien de bon... Nous sommes trop nombreux, dit-il. Inutile d’attirer l’attention du public, venez, vous Michel, et vous, Henri et Léon, retournez au poste et, en cas de besoin, tenez-vous prêts à nous rejoindre.

Parvenu à la porte du docteur Chaleck, le petit groupe s’arrêta.

— Sonnons ! dit Juve.

Et d’un magistral coup de sonnette il éveilla la maison encore profondément endormie. Des minutes passèrent ; nul ne bougeait à l’intérieur de l’immeuble. Juve s’impatienta.

— Oh ! oh ! grogna-t-il.

Et à nouveau il pressa sur le bouton de la sonnette, produisant un véritable carillon…

Cette fois, on descendait en toute hâte ; à travers la porte une voix grave et bien timbrée demandait :

— Qui est là ? Que veut-on ?

— Ouvrez ! ordonna Juve...

— À qui voulez-vous parler ?

— Au docteur Chaleck. Allons ! ouvrez ! c’est la police...

— La police ! répéta l’invisible interlocuteur, mais sapristi, que me veut-on ?

— Eh vous le verrez bien ! riposta l’agent Michel ; nous ne pouvons pas crier la chose sur les toits !...

Le docteur Chaleck se décidait à entrebâiller sa porte.

— Mais enfin, que me veut-on ? répétait-il.

— Des bandits, des assassins peut-être sont chez vous, docteur, nous venons d’en être avertis par le téléphone et nous arrivons...

— Des bandits ! ah ça !... est-ce que j’ai un cauchemar ?... voyons !... mais entrez, messieurs... Des assassins ?... mais qui pourraient-ils assassiner ?... j’habite tout seul ici...

— Voyons, dit Juve, ne perdons point de temps, docteur... cette histoire est ahurissante. Je vous l’expliquerai tout à l’heure en détails ; en ce moment, ce qu’il importe avant tout, c’est de visiter de fond en comble votre hôtel...

Vous êtes bien convaincu que nous n’avons que de très honnêtes intentions ?

Le docteur Chaleck sourit :

— Oh ! fit-il, les traits de l’inspecteur Juve sont trop connus pour que, mis en sa présence, je ne me tienne pour obligé d’être entièrement à sa disposition... Monsieur Juve, vous êtes évidemment victime d’une erreur, mais enfin, visitez ma maison si bon vous semble ; je vais vous guider...

Sous la conduite du propriétaire, Juve, Fandor et l’agent Michel parcoururent la maison.

— Votre perquisition sera bientôt terminée, messieurs, déclara le docteur Chaleck, je n’ai plus que trois pièces à vous faire visiter : ma salle de bains, ma chambre à coucher et enfin mon cabinet de travail...

— Voyons votre salle de bains ?...

La pièce était rapidement fouillée. Le docteur Chaleck, comme les policiers en sortaient et retournaient sur le palier, ouvrait la porte d’une autre chambre.

— Mon cabinet ! annonça-t-il en s’effaçant pour laisser passer ses visiteurs.

Mais à peine Fandor avait-il fait un pas dans le cabinet de travail du docteur Chaleck, ce cabinet d’où Juve et lui étaient sortis depuis quelques minutes à peine, qu’une exclamation lui échappait :

— Ah ! mon Dieu ! c’est horrible !...

Derrière lui, Juve, l’agent Michel et le docteur Chaleck terrifiés, titubaient...

L’appartement était dans le plus grand désordre...

Des chaises renversées témoignaient d’une lutte violente ; un des panneaux d’acajou du bureau ministre avait été à moitié crevé, probablement d’un coup de pied ; arraché, un rideau de vitrage pendait ; le petit poêle à gaz placé devant la cheminée était à moitié brisé...

Du premier coup d’œil, Fandor avait cru voir de larges taches de sang marbrant le tapis, faisant une longue traînée, allant de la fenêtre jusqu’au bureau... s’étant avancé, il avait aperçu, couché près de ce même bureau, le corps d’une femme affreusement broyé, écrasé, sanguinolent, corps inanimé, effrayant dans son immobilité flasque.

D’un seul mouvement Fandor s’était précipité vers l’inconnue...

Il posait la main sur le cœur, écoutait et dans un geste de découragement :

— Morte ! fit-il.

Juve pourtant ordonnait d’une voix brève :

— Que personne n’entre ! que personne ne bouge !

Il monologua à voix haute :

— L’appareil téléphonique est renversé... il y a eu lutte entre la victime et l’assassin... Ah ! le vol a été le mobile du crime...

— Le vol ! fit le docteur Chaleck, s’avançant d’un pas...

— Le vol, affirma Juve ; voyez, docteur, votre coffre-fort est renversé sur le sol, éventré, forcé, fouillé...

— Comment cette femme a-t-elle pu être tuée ? questionna Fandor qui, en touchant la morte, venait de se rendre compte que le corps n’était qu’une horrible plaie, tant il portait de contusions.

Juve ne répondit rien.

Il considérait à nouveau la scène d’horreur qu’il avait sous ses yeux et paraissait réfléchir.

— C’est inimaginable ! dit-il à Fandor.

Puis il appela :

— Docteur !... voyons, calmez-vous, donnez-nous quelques renseignements... comprenez-vous quelque chose à tout ceci ?

Le docteur Chaleck, machinalement, déchirait entre ses mains une pochette de toile grise qu’il venait de retrouver vide sur le plancher et où il avait coutume d’enfermer ses valeurs.

— Je ne comprends rien ! rien ! rien ! répéta-t-il... je n’ai rien entendu !... Et puis qui est cette femme ?

Fandor qui venait d’examiner longuement la morte, attira l’attention de Juve en lui montrant du doigt un tout petit soulier qui gisait dans un coin de la pièce :

— Une élégante, dit-il...

— En effet, répondit Juve, qui les deux mains aux épaules de Chaleck, interrogeait :

— Une amie, peut-être ? une maîtresse, hein ? parbleu, ne niez pas...

— Nier ! protesta le docteur. Vous ne m’accusez pas, je suppose ? Je ne sais rien de ce qui s’est passé ici... et vous voyez bien que je suis volé.

— Ce n’est pas votre maîtresse ?

— Non, je ne connais pas cette femme !...

— Une cliente, alors ?...

— Je n’exerce pas !...

— Une visite, peut-être ?

— Je n’ai reçu personne aujourd’hui...

— Ce n’est pas votre femme de chambre ?

— Mais encore une fois, non ! j’habite seul.

— Voyons, docteur, dit Fandor, la porte était fermée, n’est-ce pas ? Cette femme n’est pas entrée chez vous par l’opération du Saint-Esprit, par conséquent, même si vous ignoriez sa présence ici, cette présence ne peut s’expliquer que d’une seule manière, en supposant par exemple que cette femme a trouvé moyen, après s’être introduite chez vous dans la journée de rester ici sans que vous vous en doutiez...

— Mais, affirma encore le docteur, je vous dis que je n’ai reçu personne !... que je ne la connais pas !...

— Regardez bien son visage ? proposa Juve.

Le docteur se penchait sur la morte et pâlissant encore plus :

— C’est abominable ! dit-il, voyez vous-même, monsieur Juve, ce visage est méconnaissable, défiguré.

— Chef, interrompit l’agent Michel, vous avez remarqué ceci ?

Il tendait au policier un mouchoir sur lequel une sorte de produit visqueux, grisâtre, était répandu en couches épaisses.

— Que diable cela peut-il bien être ? questionna Fandor...

Mais Juve, d’un seul coup d’œil, avait trouvé la nature de ce mystère :

— De la poix, dit-il simplement ; l’assassin, son coup fait et pour empêcher qu’on puisse identifier la victime, lui a jeté sur le visage un mouchoir enduit de poix... ceci explique les brûlures que nous constatons, mais ceci n’explique pas ni comment cette malheureuse est morte, ni pourquoi on l’a tuée chez le docteur Chaleck, ni qui elle est...

Parlant plus bas et se tournant vers Fandor, Juve ajoutait :

— Ceci n’explique pas surtout comment et quand ce crime a été commis, puisque nous étions dans cette pièce il n’y a pas une heure et que rien que pour défoncer ce coffre-fort que nous avons quitté intact, il y avait pour plus d’une heure de travail !

Fandor était atterré et machinalement dévisageait le docteur Chaleck dont l’émotion était visible ; Juve réfléchissait ; l’agent Michel qui, seul, ne pouvait comprendre tout le mystère de ce crime, ignorant que Juve et Fandor avaient passé la nuit dans la pièce, gardait tout son sang-froid.

Il tira Juve par la manche :

— Nous arrêtons le docteur ? proposa-t-il à mi-voix.

Et comme Juve, interloqué, tardait une seconde à répondre, l’agent Michel, convaincu qu’il agissait selon les intentions de son chef, se tourna vers le praticien :

— Voyons, fit-il brutalement, assez d’histoires, n’est-ce pas, dites-nous la vérité ?...

— La vérité ?

— Oui ! voilà bien assez de boniments, dites-nous ce qui s’est passé ?

— Mais je n’en sais rien !...

— C’est ça ! vous prétendez que vous habitez seul ici, que vous ne connaissez pas la victime, que vous n’êtes pour rien dans cette affaire ?... je vous dis, moi, que cela ne tient pas debout ; votre défense est enfantine... avouez ?...

— Mais, pour l’amour de Dieu, je vous ai dit la vérité ! bégayait le docteur Chaleck.

— Eh bien, moi, je vous dis que tout cela ne prend pas !... il est impossible que vous n’ayez pas entendu au moins l’assassinat !... donc vous nous racontez des mensonges !... donc !...

Et se tournant vers Juve, Michel répétait, mais cette fois à haute voix :

— On l’arrête, hein ?...

— Monsieur doit dire vrai !... murmura Juve.

En entendant le policier confirmer ses paroles, le docteur Chaleck retrouvait un peu de son sang-froid.

— Ah ! n’est-ce pas ! dites, vous sentez que je vous dis la vérité, monsieur ?... vous allez m’aider ?

Juve ne répondait pas.

Il regardait Fandor et se demandait fort anxieusement ce qu’il convenait de faire. Point par point, le docteur Chaleck venait de faire le récit exact de l’emploi de son temps. Ce qu’il avait dit avoir fait, Juve et Fandor l’avaient vu le faire...

— Nous n’avons pas rêvé ! dit Fandor.

À grands pas, Juve traversait la pièce. Il allait à la fenêtre, écartait les rideaux : sur le plancher il montrait à Fandor des traces de boue : c’était bien là que lui et le journaliste s’étaient tenus !

Or, pendant que Juve hésitait, l’agent Michel maugréait :

— Cela devenait commode, la police ! avec la crainte perpétuelle que montraient les chefs d’arrêter des innocents.

Et pour brusquer les choses, il interrogea encore Juve :

— Alors, chef ?...

Pour toute réponse, Juve se contentait de hausser les épaules :

— Docteur, dit-il enfin, je vous prie de bien vouloir ne pas sortir ce matin. Je vais aller à la Préfecture demander qu’on envoie des opérateurs du service de l’anthropométrie. Il est nécessaire qu’on photographie minutieusement l’aspect de votre cabinet, puis je reviendrai faire une enquête détaillée et j’aurai besoin de vous... Michel, demeurez ici, à la disposition du docteur Chaleck !

...Et sans autre forme de salutations, comme absolument hors de lui, Juve entraîna Fandor, descendit l’escalier, quitta la maison mystérieuse.

— C’est ahurissant, dit-il, il y a dans ce meurtre des mystères qui seraient dignes de Fantômas !